2,5 millions de Français sont concernés. On parle d’illettrisme quand un adulte scolarisé en France n’a pas pu acquérir, dans son enfance, une maîtrise suffisante des savoirs de base (lire, écrire, compter). Il est question d’analphabétisme quand une personne n’a jamais été scolarisée, en France ou ailleurs, et a tout à apprendre en sus de la langue française.

Lire la notice d’un médicament ou une histoire à ses enfants, comprendre les consignes de sécurité au travail, remplir un chèque, autant d’actes quotidiens qui paraissent anodins à la plupart d’entre nous, mais sont une gageure pour d’autres.

Plusieurs raisons peuvent expliquer le fait que des personnes peuvent ne pas maîtriser des compétences de base comme lire, écrire, compter : un passé scolaire douloureux, des situations de rupture (déménagement, changement d’école), des difficultés familiales, des problèmes de santé, un trouble du langage et de l’apprentissage non diagnostiqué.

Un phénomène non négligeable

Les rares chiffres disponibles, qui remontent au début de la décennie et sont tirés de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI), permettent de simplement effleurer l’ampleur du phénomène : 7 % des Français de 15 à 65 ans concernés, soit 2,5 millions de personnes dont 1,5 a un emploi ; 10 % dans l’agroalimentaire ; 8 % dans l’agriculture et l’industrie ; 5 % dans le commerce ; 9 % des hommes, 6 % des femmes et 10 % des chômeurs ; 53 % ont plus de 45 ans et 4 % entre 18-25 ans ; 90 % ne vivent pas dans les quartiers ciblés par la politique de la ville mais en zone rurale…

Thierry Lepaon, l’ancien patron de la CGT, qui est désormais délégué interministériel à la langue française pour la cohésion sociale, a commandé un sondage sur la perception de l’illettrisme dans le monde du travail au pôle Society de CSA Research.

Cette première étude met en exergue les chiffres suivants :

  • 51 % des organisations interrogées ont déjà été confrontées à des salariés ou des agents qui avaient des difficultés à lire et écrire. Soit la moitié des entreprises et administrations publiques en France ! Le taux grimpe même à 68 % dans les organisations de 50 employés ou plus, et 67 % dans le secteur de l’entretien et nettoyage.
  • 57 % des répondants jugent que ces difficultés à lire et écrire constituent un risque professionnel pour la santé physique des salariés (68 % dans le BTP) et 69 % pour leur santé psychologique (82 % dans les administrations publiques).
  • 27 % des organisations sondées jugent que l’absence de compréhension des consignes écrites (23 % pour les consignes orales) en français pose régulièrement un problème pour le bon fonctionnement de l’entreprise ou de l’administration.
  • 25 % des entreprises et administrations publiques jugent que l’utilisation des outils numériques (navigation sur Internet, usage de logiciels de base comme le traitement de texte…), de plus en plus régulière et fréquente, y compris pour des métiers peu ou pas qualifiés, pose aussi un problème pour leurs salariés et agents illettrés. Ce taux grimpe même à 48 % pour les administrations publiques et 38 % dans les seuls services à la personne.
  • Seules 14 % des organisations répondantes ont toutefois mis en place des actions de repérage pour détecter les personnes ayant des difficultés à lire et écrire. Sans surprise, le secteur de l’entretien et du nettoyage est à la pointe de la prévention (45 %) et les entreprises de plus de 50 personnes (27 %). Pour que les organisations se mobilisent, il faut que les situations se multiplient : 39 % des entreprises et administrations publiques concernées à plusieurs reprises ont déployé un processus de repérage en interne.
  • Et lorsque des actions de repérage sont lancées, elles sont dans 83 % des cas décidées par la direction de l’entreprise ou de l’administration, la DRH (60 %) ou les managers (58 %).
  • Si pas moins de 91 % des entreprises et administrations considèrent que la lutte contre l’illettrisme est un enjeu important (39 % qu’elle doit constituer une priorité à l’avenir et 52 % que le sujet est important sans pour autant être une priorité), pourtant, leurs décideurs ne sont que 38 % à avoir été sensibilisés à la question de l’illettrisme, avec un gros déficit d’information pour les secteurs de l’agriculture et de l’hôtellerie/restauration (31 % et 34 %), comme pour les entreprises de moins de 10 salariés (29 %). À l’inverse, les plus sensibilisés ont été les dirigeants des entreprises de plus de 50 personnes (58 %) et du secteur de l’entretien/nettoyage (53 %).
  • Seuls 26 % des décideurs de ces organisations sont toutefois capables de mesurer à peu près correctement l’ampleur de l’illettrisme dans le monde du travail, en estimant que le phénomène touche plus d’un million de personnes en France. 29 % jugent qu’il concerne « quelques milliers » de salariés et agents, et 4 % que « c’est marginal ».
  • Enfin pour 44 % des répondants, ce sont les services de ressources humaines, devant les directions d’entreprise ou d’administration (32 %) et la médecine du travail (27 %), qui devraient intervenir prioritairement pour s’occuper des personnes ayant des difficultés à lire ou à écrire dans leur organisation.

Ce sondage renseigne donc qu’une entreprise sur deux est confrontée à l’illettrisme et que la fonction publique, contrairement à une idée reçue, n’est pas non plus épargnée. Ce phénomène a longtemps été ignoré ou occulté alors même qu’une personne illettrée sur deux est sur le marché du travail.

Un handicap de plus en plus difficile à cacher

Même s’il y a un lien étroit entre illettrisme et pauvreté, l’illettrisme touche toutes les couches de la société.

Des cadres, selon Pascal Moulette, maître de conférences à l’université de Lyon 2, « souvent de très bons techniciens dans leur domaine, des salariés performants qui ont développé d’autres savoir-faire, ou d’autres acuités ».

Ce qui soulève une vraie question : la perte progressive des compétences de base au cours de la vie professionnelle du fait d’un manque de pratique (lire et écrire) liée notamment à la nature « désapprenante » du travail effectué et, surtout, aux insuffisances de la formation professionnelle continue.

Selon le sondage, les entreprises ou administrations sont peu nombreuses à avoir mis en place des actions de repérage (14 %) pour identifier les salariés qui pourraient bénéficier de formations aux compétences de base. D’autant que les personnes en situation d’illettrisme développent des stratégies de contournement… oublient leurs lunettes, préfèrent emporter un document chez elles, refusent une formation prétextant une charge de travail.

Dans les organisations, ces personnes ont intégré le fait que révéler leurs difficultés pouvait les mettre en porte-à-faux avec leur hiérarchie. Sans compter des représentations très négatives liées à l’illettrisme. Craignant pour leur emploi, elles préfèrent mettre en place des stratégies permettant de les dissimuler.

Autre fait qui n’est pas surprenant, le lien étroit entre illettrisme et le niveau d’études générales. 45,8 % des jeunes qui sont détectés en difficulté n’ont en fait jamais dépassé le niveau du collège ou un cursus professionnel.

Ces dernières années, on assiste à un envahissement des écrits (procédures qualité, échanges par mail plutôt que par téléphone, à un développement de la flexibilité, à une hausse des contraintes en termes de sécurité.

Selon une étude récente de l’OCDE (2016), environ un adulte sur quatre n’a aucune expérience des ordinateurs ou n’en a qu’une expérience limitée, ou manque de confiance en ses capacités à utiliser les ordinateurs. C’est un constat inquiétant à l’heure où les applications TIC deviennent omniprésentes au travail, à l’école, à la maison, et dans les interactions sociales de façon plus générale. Pour les personnes en situation d’illettrisme, le développement des outils numériques peut constituer un obstacle supplémentaire dans l’accès et l’utilisation d’outils reposant majoritairement sur l’écrit (ex. : difficulté à prendre un billet sur Internet). L’illettrisme constitue dès lors un élément aggravant de la « fracture numérique ». De plus, la dématérialisation des démarches administratives (Pole emploi, CAF, déclaration d’impôts, etc.) pose aussi des problèmes d’accès aux droits aux personnes concernées comme cela a été, à juste titre, pointé par le Défenseur des droits.

Faire de l’illettrisme une affaire d’État

D’une manière générale, la lutte contre l’illettrisme doit être menée sur plusieurs fronts, notamment à l’école et à tous les stades de la vie, selon Thierry Lepaon.

« Au niveau de l’entreprise, trois priorités se dégagent à la lecture des résultats du sondage : mettre en place des actions de détection et de repérage ; adapter l’offre de formation pour y inscrire des actions de formation aux savoirs de base ; impliquer davantage les préventeurs notamment les représentants du personnel et la médecine du travail. »

Le Conseil d’orientation pour l’emploi (COE) convient que « Certes, les difficultés de lecture, d’écriture et de calcul n’interdisent pas l’accès à l’emploi, mais le marché du travail devient de plus en plus sélectif et un nombre croissant de personnes n’ont plus accès à des emplois non qualifiés ». Et pour cause : la coordination du travail, la robotisation croissante et la dématérialisation des échanges font de plus en plus appel à l’écrit. « Quand l’entreprise rénove ses technologies, certains salariés qui connaissent par cœur leur travail voient leur savoir-faire remis en cause et sont démunis pour s’adapter aux nouvelles exigences. ». Le COE a formulé 25 propositions pour venir à bout de ce fléau, dont de « faire de la lutte contre l’illettrisme une grande cause nationale ». Pour le Conseil, la maîtrise des compétences fondamentales doit devenir « un véritable droit et une réalité pour tous ». Un comité de pilotage au niveau national, avec « un tableau de bord permettant d’afficher les objectifs, le suivi et les résultats » de cette politique, doit être mis en place. Des actions de sensibilisation et de détection des personnes illettrées doivent être menées dans les collectivités locales, les écoles, les services sociaux… Les fonds de la formation professionnelle doivent être mobilisés et mutualisés en direction des salariés illettrés.

Le COE suggère de « mieux lutter contre les situations d’illettrisme dans la phase qui précède l’insertion professionnelle », invite les entreprises à réfléchir à inclure dans leur plan de formation annuel des actions de lutte contre l’illettrisme et en présenter les résultats dans leur bilan social et recommande enfin de « s’assurer de la qualité des formations » dispensées en confiant à l’ANLCI la rédaction d’une grille d’évaluation et d’imposer à tous les organismes « de publier leurs résultats ».

Plus d’informations sur www.anlci.gouv.fr

Source : Essentiel Santé Magazine - Union Harmonie Mutuelles - âoût 2016

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