Dans un article précédent, je faisais part du métier de correctrice, notamment en quoi il consiste, pour ce qui est de la partie technique. Mais qu’en est-il d’un point de vue philosophique ?

Il faut savoir que les premières « fautes » furent commises dès que l’écriture commença à respecter des conventions, à avoir des « règles », liées à la langue qu’elle transcrivait et aux graphies.

Pour la petite histoire, la fonction particulière de relecteur-correcteur, quant à elle, est concomitante à l’apparition d’ateliers de production (ou de reproduction) de textes. Il y a 3 000 ans, en effet, dans les premières boutiques d’écrivains publics inscrivant sur des tablettes d’argile, sous la dictée, les contrats et inventaires de riches caravaniers, sur les marches du temple ou dans les officines lucratives de prêtres rédigeant sur papyrus, à la demande, les horoscopes personnels des fidèles, déjà se tient le réviseur. Par la suite, on commença à produire à la chaîne des copies de « textes sacrés » ou de grands auteurs, comme Homère, pour les bibliothèques des érudits. Bien avant l’apparition de l’imprimerie, des armées de correcteurs avaient donc déjà couvert la copie de signes discrets qui ne sont pas typographiques, mais indiquent, en la corrigeant, l’erreur du copiste. Ces signes de correction étaient destinés aux lecteurs eux-mêmes, d’où la nécessité d’en fixer les normes, d’user de signes conventionnels précis, et de transmettre le métier.

De grands écrivains ont souscrit aux services d’une correctrice à vie, ou presque, tant ils lui faisaient confiance : c’est le cas de Georges Simenon avec Doringe, ou de Céline avec Marie Canavaggia. Tout comme Erasme et Charles Fourier faisaient profession de correcteur.

Comme le rappelle Pierre Assouline dans sa revue de presse du Monde du 28 avril 2011 : « Nul ne se doute que nombre d’écrivains font une fausse couche lorsqu’on leur retire une virgule » tout comme les anciens typographes qui devaient recomposer à la casse sur leur composteur parfois plusieurs lignes pour une faute ou un mot oublié, et refaire leur page, ont dû également maugréer après bien des correcteurs…

Alors ce métier serait-il détesté par certains ? Verrait-on le correcteur comme un oiseau de mauvais augure ? Pas pour d’autres…

Une petite main qui œuvre dans l’ombre

Le correcteur n’est pas une personne qu’un programme de correction automatique peut remplacer sans problème. Pierre Assouline lui octroie le statut d’éviteur de catastrophes ! Quand on demande à l’auteur anonyme de Souvenirs de la maison des mots dont l’ouvrage est consacré à la défense de certains auteurs plutôt que du métier de correcteur – quoique ! – il réplique haut et fort que ce serait sous-estimer le correcteur que de réduire son activité à la « correction de fautes » et de voir exclusivement dans le correcteur « celui qui lit les épreuves pour corriger les fautes d’impression ». Mais avant tout « l’emploi du français… l’homogénéité des notations, abréviations, la microtypographie sans oublier le respect de la maquette ». Nous nous accordons que l’activité de correcteur est « infiniment plus vaste, plus noble, plus passionnante ».

Alexandre Vialatte dit des correcteurs dans Et c’est ainsi qu’Allah est grand : « Les correcteurs. On fait une faute, ils la corrigent ; on la maintient, ils la recorrigent ; on l’exige, ils la refusent ; on se bat au téléphone, on remue des bibliothèques, on s’aperçoit qu’ils ont raison. Mieux vaut abandonner tout de suite. […] Ils savent au point qu’ils peuvent corriger les yeux fermés. Il y en a un, chez Plon, m’a-t-on dit, qui est aveugle. C’est le plus rapide. Quelquefois même, pour partir plus vite, il fait les corrections d’avance […]. ».

Un mouton à cinq pattes !

L’auteur anonyme du livre Souvenirs de la maison des mots se voit tour à tour et/ou simultanément comme un détective, conservateur de patrimoine, mouchard, garçon de café, général en chef, journaliste-interviewer.

Comme un détective – quand le correcteur traque dans un texte les coquilles et autres tares stylistiques, grammaticales, logiques, historiques, culturelles.

Un terme inusuel, une tournure compliquée, une inversion de mots, des sosies sonores comme les appelle l’auteur – ces mots qui se prononcent de la même façon mais ne s’écrivent pas à l’identique – les homophones grammaticaux, au simple oubli d’une lettre (qu’un correcteur orthographique peut relever) à l’omission par étourderie d’un mot tout entier, au pire d’un paragraphe ! (qu’ici le correcteur orthographique ne peut déceler).

Quand il n’y a pas de fautes, c’est normal : quand il en reste, c’est de la sienne. Il est certain que l’on sera toujours plus attentif aux erreurs (mineures nous l’espérons) qui subsistent qu’à celles innombrables que le correcteur a évitées.

Le correcteur : serait-il un névrosé ?

Je n’ai pu m’empêcher de retenir la comparaison faite dans l’ouvrage de cet auteur anonyme Souvenirs de la maison des mots, d’un correcteur à un garçon de café. Ce que nous concevons tous et pour chacun de nous en tant que client est d’être vite et bien servi« Sans affirmer […] que la rapidité est un critère absolu de bâclitude et la lenteur une garantie de qualité »est-il possible de faire vite et bien ? Bien qu’il se conçoit fort bien qu’il puisse en aller de l’intérêt à la fois du correcteur – qui plus vite il aura fini de corriger un livre, plus tôt il pourra en commencer un autre – et de l’éditeur ou tout autre donneur d’ordre qui, pour lui, plus vite un livre sera sorti, plus tôt il sera vendu. Le secret résidant d’après cet auteur anonyme dans les « vitesses différentes de lecture », la triple lecture étant, il va de soi, l’idéal en la matière.

Les correcteurs comme le dépeint l’auteur seraient des « solitaires, vifs, curieux, perfectionnistes », avec le « souci de savoir, de tout maîtriser […] ». On entrevoit, d’après Pierre Assouline sur son blog, « les éléments constitutifs de la névrose du correcteur : sens hyperbolique du détail, obsession de la vérification, goût pathologique de la précision, maniaquerie en toutes choses […] ». Que de travers ? défauts ? si ce n’est des qualités nous attribue-il ?

Le correcteur, selon le premier, serait paradoxalement un « anarchiste et insolent, un conservateur ardent, un défenseur acharné de la culture, un amoureux du beau langage », fuyant « l’univers des bureaux, la hiérarchie, voulant être seul ou avec les personnes de son choix, libre de ses mouvements, de ses horaires, à l’extrême décider des textes qu’il doit corriger ».

Que la main du correcteur devienne plus « visible »

Au souhait de l’auteur anonyme que la « main invisible » du correcteur devienne plus visible – sera-t-il entendu ? – nous pouvons nous interroger s’il ne serait pas son meilleur sauveur en sachant s’élever à la hauteur de sa tâche ?

Reconnaître que le correcteur est utile, essentiel doit-il passer par le fait d’avoir son nom aux côtés du traducteur, de l’imprimeur ? ou de figurer en tête de l’ours dans les journaux ou autres contenus rédactionnels publiés en interne ou en externe ?

Son plaisir n’est-il pas de rester dans l’ombre, dans la coulisse, d’observer ? N’est-il pas préférable qu’on ne le voie pas mais que son action, elle, soit visible ?

« C’est précisément en faisant fonctionner ses cellules grises, plutôt que son poignet en tournant les pages d’une encyclopédie, d’une grammaire que le correcteur peut intervenir de la manière la plus éclatante, la plus décisive », nous rappelle cet auteur anonyme.

Sophie Brissaud dans son article « La lecture angoissée ou la mort du correcteur » (voir aussi le site officiel des correcteurs) – que j’avais relaté dans un billet sur ce blog évoquait son point de vue sur le métier de correcteur ; il se rapproche des propos de notre auteur anonyme. Le « personnage essentiel de la chaîne graphique et de la production de textes imprimés » qu’est le correcteur, d’après elle, est en train de disparaître. La faute à qui ? En partie au correcteur lui-même. Une des raisons de cette disparition est le contexte professionnel actuel, mais aussi la faute du correcteur en raison d’une « incapacité à se défendre et à justifier de son existence ». L’auteur anonyme nous en donne pour exemples, le cas où l’auteur demande au correcteur de ne pas vérifier les citations ce dont dans 90 % des cas ce dernier a tort de faire s’il s’exécute, ou encore si l’éditeur demande au correcteur de ne pas vérifier les dates des événements, les noms de personnages, les lieux de l’action. Dans 96 % des cas, le correcteur a tort de s’y soumettre. Il est bien fautif de vouloir s’épargner ces recherches et quitte à y passer quelques minutes pour procéder à quelques vérifications, il doit sans conteste et bien souvent rester sourd aux sirènes de la facilité.

Le correcteur, un chasseur de baleines

Ou la nécessité de défendre l’activité correctionnelle. Que cette activité ait été, ou le soit toujours, jugée comme superflue, coûteuse parce que longue, décriée, ignorée, dévalorisée, à chacun, correcteur, de la réhabiliter, de la magnifier.

La fonction de correcteur est devenue primordiale pour garantir au client – lettré exigeant si tant est – la rectitude du texte, une production de qualité. Au-delà du gouffre des siècles et des techniques, certains traits du métier de correcteurs ont été préservés. À chaque correcteur, correctrice, de continuer à s’y atteler. Les langues changent, des supports et des médias nouveaux apparaissent, mais l’œil et la main du correcteur, organes vivants, pensants, sont toujours nécessaires.

Source : Souvenirs de la maison des mots, éditions 13 bis, auteur anonyme – « Névrose du correcteur » sur le blog de Pierre Assouline

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